18

Le chef des factieux, probablement un nobliau acquis à la Fronde, avança vers Nissac et se mit en garde.

L’épée bien en main, le comte le regarda droit dans les yeux en disant :

— Vous êtes bien jeune, monsieur, quand je traîne sur les champs de bataille depuis fort longtemps. Il est encore temps de briser là, et l’honneur serait sauf.

Le jeune homme, en lequel s’immisçait le doute, passa outre à celui-ci et, se forçant à rire :

— Tandis que vous, monsieur, avec vos cheveux qui grisonnent, vous avez sans doute assez vécu ?

Nissac lui jeta un regard désolé. Le jeune homme avança fougueusement. Au lieu de reculer pour contenir l’attaque, le comte en fit autant, en contre. Son bras se détendit. Un geste, un seul, et le jeune homme s’effondra, un trou dans la gorge.

Hormis Le Clair de Lafitte et Frontignac, qui connaissaient la manière de Nissac, les spectateurs furent stupéfaits.

— Qu’est cela ? murmura le lieutenant de police criminelle.

Frontignac, qui avait si souvent admiré son général en ses œuvres, expliqua à mi-voix :

— Aucune diablerie là-dessous. Nul ne sait exactement l’origine de ce coup qui semble antérieur au règne du roi Henri le quatrième et dont parle chronique ancienne. On dit que les Nissac, qui écumèrent les océans sur les vaisseaux de la flotte royale, tiendraient le secret des barbaresques mais rien ne l’atteste. D’ailleurs, même lorsqu’il n’utilise point ce coup secret, le comte ne peut être battu. Ah, excusez-moi…

Frontignac s’avança car les cinq Frondeurs survivants, non sans courage, faisaient face. Le Clair de Lafitte rejoignit Frontignac, puis Maximilien Fervac, redoutable lame des Gardes Françaises. Délégués d’un geste par Galand, deux archers, représentant en quelque sorte la police, se joignirent au groupe tandis que Nissac, ayant fait un pas en avant, se posait en éventuel suppléant au cas où un des siens tomberait au combat.

À cinq contre cinq, le combat s’engagea loyalement.

Presque aussitôt, les Frondeurs furent débordés. Fervac, à la première passe, blessa son adversaire à l’épaule et chacun admira son style, son efficacité et sa grande élégance.

Le Clair de Lafitte, peu pressé de conclure, avait pris l’ascendant sur un vieux Frondeur qui lui faisait face et qui, quoique dominé, manifestait par instants des réveils qui laissaient deviner l’homme brillant qu’il avait dû être jadis.

Frontignac avait déjà balafré son adversaire, sans doute un militaire en civil, assez courageux, cependant, pour ne point rompre le combat.

Côté police du cardinal, l’issue semblait plus incertaine. Un des archers faisait jeu égal avec le Frondeur auquel il se trouvait opposé quand, brusquement, le second archer s’effondra, blessé à la main qui tenait l’épée.

Aussitôt, Nissac s’avança vers le vainqueur et, une fois encore, il proposa une porte de sortie :

— Est-ce bien nécessaire, monsieur ? À ce jeu, vous ne gagnerez point. Trop de mes compagnons pourraient prendre la relève.

Son adversaire, un tout jeune homme, le toisa avec cette insolence qui, en toutes ces années noires, fut un des charmes de certains Frondeurs :

— Vous avez eu de la chance, monsieur, mais pour avoir vu votre coup, je ne me laisserai point prendre à mon tour car un âne ne met jamais deux fois le sabot en la même ornière.

— Il est cependant des ânes stupides, et certains autres qui se plaisent à souffrir car ils ont sans doute du goût pour le malheur. Donnez-moi une raison, une seule, de ne point vous prendre la vie.

Le Frondeur, de bonne naissance, perdait pied. L’homme qui lui faisait face dégageait trop de force, trop de calme… Il eut brutalement la vision de sa gorge ouverte, du sang qui bouillonne, de la vie palpitante qui s’enfuit. C’était beaucoup, il composa donc et pour ce faire, baissa suffisamment la voix pour n’être entendu que du seul comte de Nissac, et point de ses propres amis :

— Eh bien, monsieur, en vérité, la vie est une bien belle chose. Si j’étais blessé, et légèrement…

— Soit, il en sera ainsi ! Mais qui vous a envoyé ici ?

Le jeune homme sembla surpris ;

— Mais le marquis de Wesphal, que vous venez d’occire de si étonnante façon.

— D’où tenait-il ce renseignement ?

— Une trahison subalterne, me semble-t-il. C’est qu’on ne nous dit point toutes choses. Sachez encore que Monsieur de Wesphal avait servi aux armées, sous les ordres du maréchal de La Motte-Haudancourt.

— Un Frondeur ! coupa Nissac.

— Sans doute, mais un maréchal de France.

— On peut être maréchal de France et trahir son pays. Au reste, maréchal, il ne le sera plus longtemps. Allons, mettez-vous en garde et jouons cette comédie que vous souhaitez. Pour ne point vous tuer mais convaincre vos amis de votre ardeur à combattre, dois-je vous couper le nez ? C’est un coup que je réussis fort bien.

Le jeune homme, par manifestation instinctive, porta la main à son organe nasal, au reste de petite taille :

— C’est-à-dire, monsieur…

— C’est entendu ! Vous crever un œil, alors ? Vous serez borgne, mais pourrez vous faire plaindre des jolies Frondeuses.

— Eh bien, monsieur… Ma vue n’est point excellente et je crains, hélas, qu’il ne me faille mes deux yeux.

— N’insistons pas !… Je vous propose meilleur marché : je vous transperce le bras en trois endroits différents. On vous amputera. Si nous songeons au courage, un manchot, cela fait cossu, installé en la gloire, me semble-t-il.

Le jeune Frondeur n’en finissait pas de blêmir :

— Ah, monsieur, monsieur, une fois encore !… C’est que voyez-vous, j’aime bien mes deux bras. Ils sont attachés à moi, certes, mais pareillement, je me suis attaché à eux. Nous avons bon commerce ensemble depuis ma naissance. En perdre un aujourd’hui me serait grande tristesse.

Nissac, bien qu’il n’en laissât rien paraître et conserva un visage sévère, s’amusait. Il trouvait le jeune homme des plus sympathiques, quoique d’un courage défaillant.

Sur le ton de la confidence, presque à voix basse, le comte de Nissac suggéra alors :

— Certes, tout cela, le nez, les yeux, les bras sont choses bien visibles et je vous comprends. J’ai donc bien meilleure idée…

Autour d’eux, les combats avaient cessé. On les regardait avec d’autant plus de curiosité qu’on n’entendait point leurs paroles.

Dans un murmure, Nissac précisa :

— Vous avez entre les jambes paire de choses qui ne se voient point sauf en une intimité que, prévenu de votre infirmité nouvelle, vous pourriez éviter judicieusement d’exposer. N’est-ce point solution juste et bonne ?

Le jeune homme se cabra avec indignation et haussa même le ton, oubliant ses amis :

— Ah non !… Ah mais non !… Ah mais ça, jamais !… Tranchez-moi le nez, crevez-moi un œil, mangez mes oreilles, amputez mes doigts de pied, prenez même une jambe, tiens, deux, mais de grâce, ne touchez point… à cela !

Le comte de Nissac ne put s’empêcher de sourire :

— Fort bien, je vous laisse ce que vous chérissez. Quel est votre nom ?

— Henri de Plessis-Mesnil ; marquis de Dautricourt.

Le comte ne put cacher sa surprise ?

— Le fils de l’amiral ?

— Le petit-fils. L’auriez-vous connu, monsieur ?

Le comte lui jeta un regard sévère.

— Vous mériteriez d’être gravement puni si vos vingt ans n’excusaient bien des choses !… Votre grand-père a servi sous les ordres de mon père.

Le jeune homme fronça les sourcils.

— Vous seriez…

Nissac le coupa :

— Loup de Pomonne, comte de Nissac et général d’artillerie.

— Ah, monsieur, nul ne m’avait dit !…

— À moi non plus. Allons, en garde.

En quelques secondes éblouissantes, l’affaire fut conclue et le jeune marquis, blessé au gras du bras gauche, conservait son honneur. Mais la manière de Nissac glaçait quiconque la regardait, ce que voyant, les Frondeurs survivants jetèrent leurs épées.

Aussitôt, Jérôme de Galand s’approcha, l’air soupçonneux :

— Vous connaissez ce jeune écervelé ?

— Non, mais la chose eût été possible.

Le comte regarda les Frondeurs défaits qu’on rassemblait assez rudement :

— Qu’allez-vous en faire ?

Galand haussa les épaules.

— Que puis-je en faire ?… Si je les mène au Petit-Châtelet, ils seront libérés dans la minute par leurs amis qui tiennent Paris.

— Alors faites-les partir. Ils ne savent rien et nous avons à faire.

Ainsi fut-il ordonné.

Armés de pelles, Anthème Florenty, l’ancien faux-saunier, et monsieur de Bois-Brûlé achevèrent le travail bien entamé par les Frondeurs.

On mit au jour un cercueil ordinaire qui fut hissé hors la fosse. Nicolas Louvet, à la lueur des flambeaux, brisa le couvercle…

Tous les hommes présents firent un pas en arrière.

Des militaires aux policiers en passant par les rudes hommes promis aux galères, ils eurent cet instinctif mouvement de recul qui tend à refuser une réalité trop insoutenable en cela qu’elle nie tout respect de la vie.

Le lieutenant de police criminelle rompit le silence :

— Je vous avais prévenus…

Nissac regarda le policier droit dans les yeux :

— On ne peut prévenir contre l’horreur absolue.

— Je suis désolé, monsieur le comte. Et, à présent, qu’allons-nous faire ?… Nous savons si peu de choses de l’Écorcheur !

Le comte de Nissac observa le paysage désolé. Les nuages dispersés, la lune s’était levée tout à fait et on y voyait soudain comme en plein jour.

Il se sentait dépassé. Ce duel au milieu des croix et des pierres tombales dont le temps effaçait à tout jamais les noms comme s’il entendait nier que ces malheureux morts eussent jamais existé, une chouette perchée sur un frêne et qui lançait son hululement sinistre, l’église qui menaçait bientôt ruine, le vent qui hurlait furieusement sur ce paysage désolé, la Seine qui submergeait des quartiers entiers de Paris, la lune qui blanchissait étrangement les tombes, le froid vif et piquant qui transperçait jusqu’aux os, les visages de granit des hommes durs qui l’entouraient et dont il devinait le désarroi et peut-être l’inconscient désir de retourner en le monde de l’enfance, le jeune marquis insensé qui ignorait tout de la mission abominable qu’il accomplissait et dont il ne se serait peut-être jamais remis et enfin cette jeune fille, ce pauvre corps supplicié que la vie avait sans doute préparée à un autre destin, évidemment plus faste : vivre, aimer, rire, enfanter, grappiller du bonheur quand il était possible, vieillir en profitant de ce qu’apporte chaque âge de la vie…

Il se sentit aussi misérable que la pauvre charogne écorchée.

— Qu’allons-nous faire, monsieur le comte ? répéta Jérôme de Galand.

Nissac respira profondément et s’obligea à regarder les restes de la jeune fille.

— Retrouvez celui qui a fait cela !

— Soit. Et après ?

— Après ?… Nous verrons s’il existe une justice ou si cela appelle une autre organisation du monde.

Sans même se rendre compte de la familiarité de son geste, le lieutenant de police criminelle imprima une légère pression sur l’avant-bras de Nissac :

— Verrons-nous cela ?

— J’en doute ! répondit Nissac.

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